Qui se cache dans ce corps? Dans une ontologie marquée par la séparabilité de l'âme et du vêtement corporel, on n'est jamais sûr de l'identité réelle de la personne qui se cache à l'intérieur de l'enveloppe que l'on perçoit. Un humain peut s'incorporer dans un animal ou une plante, un animal adopter la forme d'un autre animal, une plante ou un animal ôter son habit pour mettre à nu son intériorité objectivée dans un corps d'humain. [...] La dissociation entre une identité intérieure et une forme apparente trouve sa solution dans la métamorphose, l'un des moyens que l'ontologie animique a inventés pour que des subjectivités analogues, mais engoncées dans des habits corporels incommensurables, puissent néanmoins communiquer sans trop d'entraves. La métamorphose n'est pas un changement de forme ordinaire, mais le stade culminant d'une relation où chacun, en modifiant la position d'observation que son corps impose, s'attache à coïncider avec la perspective sous laquelle il pense que l'autre s'envisage lui-même. Par ce déplacement de l'angle d'approche où l'on cherche à se mettre "dans la peau" de l'autre en épousant son intentionnalité, l'humain ne voit plus l'animal comme il |
le voit d'ordinaire, mais tel que celui-ci se voit lui-même, c'est à dire en humain, et le chamane est perçu comme il ne se voit pas d'habitude, mais tel qu'il souhaite être vu, c'est à dire en animal. Certains masques figurent cette commutation de perspective de manière spectaculaire. C'est tout particulièrement le cas des masques articulés des Indiens Kwakwaka'wakw (jadis appelés Kwakiutl) de la côte nord-ouest du Pacifique : munis d'un mécanisme permettant d'ouvrir des volets latéraux, ils dévoilent derrière une face animale, et même parfois deux en superposition, le visage humain qui signale l'intériorité de l'esprit animal représenté. Partie intégrante du patrimoine symbolique d'un grand personnage, ces masques renvoyaient aux esprits animaux dont le nom était attaché à sa maison et qui faisaient des apparitions théâtrales lors des cérémonies d'hiver, lesquelles fournissaient l'occasion, comme chez les Yupiit, de mettre en scène la visite des personnes animales aux humains. Philippe Descola, extrait du texte Un monde animé, in La Fabrique des images, 2010 |
masque à transformation, société Kwakwaka'wakw Canada, XIXe siècle 34 x 53cm fermé, 130cm ouvert Musée du Quai Branly |
masque à transformation, société Nuxalk ou Heiltsuk bois, métal, cheveux, coton, peinture et résine circa 1865 Colombie-Britannique, Canada Canadian Museum of Civilization |
masque à transformation (chabot, corbeau, visage humain), société Kwakwaka'wakw bois, pigment, corde, métal 60x64x53 cm collecté en 1901 American Museum of Natural History, New-York |
masque à transformation (baleine) société Kwakwaka'wakw bois, peinture, corde, métal, cuir, toile 59.8 x 36.5 x 161.3 cm 19è siècle Colombie-Britannique, Canada Metropolitan Museum, New-York |